72

L’inspecteur Pendergast remontait Riverside Drive à grandes enjambées, son grand manteau noir flottant dans la nuit, Nora trottant sur ses talons. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à Smithback, que Leng retenait prisonnier dans l’un de ces immeubles sinistres et sombres. Elle faisait des efforts désespérés pour éviter d’envisager le pire, en vain. L’angoisse et l’incertitude la rendaient physiquement malade. Elle avait mal au ventre à l’idée de ce qui risquait d’arriver à Smithback... s’il était encore en vie

Elle s’en voulait de s’être montrée si dure avec lui depuis une semaine. Il était impossible, c’est vrai, avec son caractère impulsif, son ambition démesurée, et son don de se mettre dans des situations périlleuses. D’un autre côté, il avait les qualités de ses défauts. En cas de coup dur, il était toujours là, fidèle au poste. Elle repensait au soir où il s’était déguisé en clochard pour l’aider à récupérer la robe de Mary Greene, à ce jour où il avait bravé le service de sécurité du Muséum pour la prévenir que Pendergast avait été attaqué. Et dire qu’elle l’avait fait jeter dehors sans l’ombre d’une hésitation. Mais il était trop tard pour regretter quoi que ce soit et Nora réprima un sanglot.

Ils examinaient l’une après l’autre les propriétés en ruine et les anciennes maisons de ville, dont la plupart étaient transformées en refuges pour clochards et autres fumeurs de crack. Pendergast s’arrêtait à chaque fois avant de reprendre son chemin avec un petit mouvement de tête négatif.

Nora songeait à Leng, à présent. Elle avait du mal à croire qu’il pût être encore en vie, claquemuré dans l’un de ces vestiges d’une ère révolue. Observant attentivement l’alignement des maisons sur Riverside Drive, elle se demanda s’il n’était pas possible de déterminer laquelle appartenait à Leng en procédant par déduction. Elle disposait d’un certain nombre d’éléments. Tout d’abord, Leng avait certainement voulu préserver son bien-être ; on ne vit pas cent cinquante ans et plus sans un minimum de confort. Ensuite, il avait dû veiller à ce que sa maison ait l’air abandonné. Enfin, il lui fallait un refuge imprenable et soigneusement barricadé, pour éviter les indésirables. Cet ancien quartier chic transformé en ghetto se prêtait à merveille à ces impératifs. Se terrer derrière l’anonymat sinistre de ces façades en ruine tout en préservant ses aises derrière la misère apparente de ces fenêtres murées était un jeu d’enfant.

Le seul problème, c’est que toutes ces maisons ou presque répondaient aux conditions énoncées par Nora.

Soudain, juste avant la 138e Rue, Pendergast s’arrêta net pour observer une maison abandonnée. Une vaste demeure en mauvais état ayant visiblement connu des jours meilleurs, légèrement en retrait de Riverside Drive et desservie par une allée de service. Comme beaucoup d’autres bâtiments de la rue, les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée avaient été condamnées à l’aide de planches en bois et de tôle ondulée. En apparence, rien ne permettait de différencier cette vieille demeure des bâtiments voisins, mais Pendergast la regardait avec une telle intensité que Nora en fut presque effrayée.

Sans un mot, il s’engagea dans la 138e Rue, toujours suivi par Nora qui l’observait d’un air anxieux. L’inspecteur avançait lentement, les yeux rivés sur le sol, se retournant de temps en temps pour lancer un regard furtif à la façade austère qu’ils laissaient derrière eux. Ils marchèrent ainsi jusqu’à Broadway. Arrivé au carrefour, Pendergast s’arrêta et se tourna vers sa compagne :

— Il s’agit de celle-là.

— Mais... comment pouvez-vous en être sûr ?

— Le blason sculpté au-dessus de la porte d’entrée : une branche de ciguë surmontée de trois boules d’apothicaire.

— Et alors ?

Pendergast balaya la question de la main.

— Il m’est impossible de vous en dire davantage à l’heure actuelle. Je vous expliquerai plus tard. Je vous demanderai simplement de me suivre en faisant preuve de la plus extrême prudence.

Ils descendirent Broadway et firent le tour du pâté de maisons pour déboucher à nouveau sur Riverside Drive au niveau de la 137e Rue avant de s’arrêter. Nora dévorait littéralement la maison des yeux, hésitant entre la curiosité et la peur. C’était une immense bâtisse de trois étages en brique et pierre de taille occupant tout un pâté de maisons. La propriété était protégée par une grille en fer forgé dont les pointes rouillées étaient largement recouvertes de lierre. Le parc ne ressemblait plus à rien depuis longtemps. La pelouse avait laissé place aux mauvaises herbes, les massifs s’étaient transformés en buissons épais, et des monceaux de détritus jonchaient ce qui restait des allées. Une ancienne porte cochère s’ouvrait sur la 138e Rue, et un chemin caillouté menait vers l’arrière de la maison. Les ouvertures du rez-de-chaussée étaient toutes soigneusement barricadées, contrairement à celles des étages qui paraissaient en assez bon état, à l’exception d’une fenêtre du premier dont l’un des carreaux était cassé. Le regard de Nora s’attarda sur le blason dont lui avait parlé Pendergast. Les armes de Leng étaient surmontées d’une inscription en grec ancien.

Une rafale de vent agita les branches des arbres dans le parc ; les nuages filaient à toute allure dans la nuit, et la lune se reflétait par intermittence dans les carreaux des fenêtres. On aurait dit une maison hantée.

Pendergast se glissa par la porte cochère et Nora lui emboîta le pas. En chemin, l’inspecteur chassa du pied de vieilles boîtes de conserve, et il finit par s’arrêter devant une lourde porte de chêne plongée dans l’obscurité. Nora eut à peine le temps de le voir toucher à la serrure que la porte s’ouvrait sans bruit sur ses gonds bien huilés.

Les deux visiteurs entrèrent aussitôt. Pendergast referma doucement la porte et Nora entendit un bruit de serrure. Ils restèrent quelques instants plongés dans le noir le plus absolu, attentifs au moindre bruit. La vieille demeure était parfaitement silencieuse. Au bout d’une minute qui parut durer une heure à Nora, Pendergast alluma sa lampe de poche et balaya rapidement le décor qui les entourait.

Ils se trouvaient dans un petit vestibule au sol de marbre poli. Les murs étaient recouverts d’un vieux papier pelucheux, et un épais manteau de poussière recouvrait tout. Immobile, Pendergast dirigea le faisceau de sa lampe sur les traces de pas imprimées dans la poussière ; on reconnaissait la marque caractéristique de deux pieds nus, mais aussi des empreintes de chaussures. Pendergast les examina interminablement en silence. On aurait dit un jeune peintre en train d’étudier respectueusement un tableau de maître. Nora commençait à trouver le temps long lorsque l’inspecteur se remit en marche. Il traversa le vestibule et emprunta un petit couloir débouchant sur un vaste hall lambrissé de vieux chêne. Le plafond, assez bas, était couvert de motifs gothiques compliqués.

Le hall regorgeait de meubles et d’objets dont Nora ne comprit pas immédiatement l’utilité : des tables aux formes inhabituelles, des cabinets, de longues boîtes, des cages métalliques, et toute une série d’appareils étranges.

— Ce sont des accessoires de prestidigitation, murmura Pendergast, répondant à la question muette de sa compagne.

Ils traversèrent la pièce et passèrent sous une arcade pour déboucher enfin dans une immense pièce de réception. Cette fois encore, Pendergast commença par examiner avec la plus grande attention les empreintes de pas qui sillonnaient le parquet de chêne.

— Il était pieds nus, marmonna-t-il entre ses dents. Et là, on voit très nettement qu’il s’est mis à courir.

Il fit rapidement le tour de la pièce avec le faisceau de sa lampe, découvrant les objets les plus hétéroclites. Des squelettes d’animaux reconstitués, maintenus à l’aide de fil de fer, des fossiles, plusieurs rangées de vitrines en verre débordant de spécimens tous plus incroyables et terrifiants les uns que les autres : des pierres précieuses, des crânes humains, des météorites, des insectes aux carapaces irisées que la lampe de Pendergast faisait scintiller les unes après les autres. Il régnait une forte odeur de toile d’araignées, de cuir usé et d’animaux empaillés qui ne suffisait pourtant pas à masquer des effluves nettement moins agréables.

— Où sommes-nous ? demanda Nora, pétrifiée.

— Il s’agit du cabinet de curiosités de Leng, expliqua Pendergast.

L’inspecteur avait sorti de son étui un pistolet qu’il tenait résolument de la main gauche. La puanteur était presque insoutenable à présent ; une odeur insidieuse et douceâtre, presque poisseuse, qui prenait à la gorge, collait aux cheveux et à la peau, imprégnait les vêtements.

Pendergast fit un pas en avant, prenant mille précautions. Le faisceau de sa lampe dansait à travers la pièce immense. Certains objets étaient découverts, mais la plupart étaient encore protégés par des draps poussiéreux. Pendergast s’approcha lentement des vitrines alignées le long des murs, prenant le temps de les examiner une à une. La lueur de sa torche se reflétait à l’infini sur les parois de verre, faisant naître des ombres grotesques et monstrueuses qui donnaient l’impression de s’animer au fur et à mesure de ses explorations.

Le pinceau de la lampe s’immobilisa brusquement, et Nora vit le visage blême de Pendergast perdre le peu de couleurs qu’il avait habituellement. L’espace d’une poignée de secondes, il resta paralysé, sans respirer. Lorsqu’il sortit de sa tétanie, la lampe tremblait légèrement dans sa main. Il s’avança et Nora le suivit, impatiente de comprendre ce qui avait pu provoquer une réaction aussi violente chez cet être à sang froid.

La vitrine qui fascinait Pendergast était différente des autres. Elle ne contenait ni squelette, ni trophée empaillé, ni sculpture de pierre, mais on apercevait clairement derrière la vitre la silhouette d’un mort, bras et jambes attachés à l’aide de chaînes et de menottes rudimentaires, exposé debout, tel un spécimen de musée. Le mort était vêtu d’un costume noir démodé, composé d’une redingote de coupe sévère et d’un pantalon rayé.

— Qui donc... ? balbutia Nora, la gorge nouée.

Mais Pendergast ne l’entendait pas, une expression indescriptible sur son visage figé. Il regardait fixement le mort dans sa vitrine, auquel le rayon de la torche donnait un air particulièrement sinistre. L’inspecteur s’attarda longuement sur la main livide et parcheminée du cadavre. La peau desséchée et flétrie était profondément déchirée à un endroit, exposant un os couleur ivoire.

Nora ne pouvait détacher son regard de l’abominable plaie, et elle faillit vomir en s’apercevant que les ongles d’une main avaient tous été arrachés. L’extrémité des doigts n’était plus qu’une bouillie informe d’où émergeaient les phalanges.

Lentement, inexorablement, le faisceau de la lampe détailla chacune des parties du corps, remontant lentement le long de la redingote et de la chemise blanche empesée pour s’arrêter sur le visage du mort.

Un visage momifié, à la peau décolorée et ridée, dans un état de conservation remarquable. Les traits semblaient avoir été sculptés dans de la cire ; les lèvres desséchées exposaient deux rangées de dents superbes dans un rictus effrayant. Seuls les yeux avaient disparu, dévoilant des orbites noires comme des puits sans fond.

Par moments, la boîte crânienne semblait agitée d’un léger tremblement.

Depuis leur arrivée dans l’étrange demeure, Nora se sentait submergée par une angoisse indicible qui laissa place à un sentiment d’horreur lorsqu’elle crut reconnaître le visage du mort.

Mue par un réflexe incontrôlé, elle se tourna d’un bloc vers Pendergast. Ce dernier se tenait parfaitement immobile, les yeux écarquillés, pétrifié. Il ne faisait aucun doute que l’inspecteur s’était attendu à tout, sauf à la découverte qu’il venait de faire.

Nora reporta malgré elle son regard sur le cadavre. Même dans la mort, le doute n’était plus permis : la même peau translucide et pâle, les mêmes traits d’une finesse presque féminine, le même nez aquilin, les mêmes lèvres minces, le même menton délicat, le même front altier, les mêmes cheveux d’un blond presque blanc... Le supplicié grotesquement exposé dans la vitrine ressemblait à s’y méprendre à Pendergast !

[Aloysius Pendergast 03] La chambre des curiosités
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